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Els Witte, Le Royaume perdu. Les orangistes belges contre la révolution (1828-1850) trad. par Anne-Laure Vignaux. Bruxelles: Samsa, 2016.

Christophe Chevalier, Université catholique de Louvain

Traduction française d’un livre paru en 2014 sous le titre Het verloren koninkrijk : het harde van de Belgische Orangisten tegen de revolutie (1828-1850), cet ouvrage du professeur Els Witte trace un étonnant portrait de ce que fut le mouvement orangiste en Belgique depuis la veille de la révolution de 1830 jusqu’aux lendemains de celles de 1848, qui voient l’orangisme connaitre ses heures de gloire avant d’entamer son lent déclin à partir de 1839. Se basant sur un impressionnant travail heuristique, l’auteur a ainsi reconstitué les faits et gestes de cette élite contre-révolutionnaire, et analysé son organisation et ses acteurs, tant au point de vue de leurs caractéristiques idéologiques et politico-stratégiques que de leur univers socio-culturel.

Els Witte s’attaque ici à la notion d’échec, qui est relativement délaissée par les historiens, plus prompts à étudier les acteurs victorieux du changement que ceux qui leur ont vainement résisté. L’orangisme belge ne fait pas exception et a en effet été longtemps gommé des livres d’histoire par les historiens du nouveau régime en construction, qui ont cherché à en sous-estimer l’importance et les ramifications au sein de la société des Pays-Bas méridionaux. Cette histoire d’un espoir déçu – le retour de la Belgique sous l’autorité de la famille d’Orange – est donc originale sur bien des points. Le combat des orangistes belges a en outre été dénaturé et instrumentalisé au sein de certains milieux nationalistes flamands et grand-néerlandais, qui voulaient voir dans ces élites – pourtant très majoritairement francophones – les origines du mouvement flamand, et dans la révolution de 1830 une manifestation wallingante et forcément contraire aux vœux des populations flamandes. L’ouvrage du professeur Els Witte est donc d’un intérêt criant, puisqu’il éclaire d’un œil neuf un sujet qui, sous bien des aspects, appartenait jusqu’alors au registre du mythe.

Si l’ouvrage est divisé en neuf (volumineux) chapitres, il peut être globalement divisé en trois parties principales. La première, qui regroupe les trois premiers chapitres, s’attache d’abord à reconstituer le profil de l’élite sudiste dans les dernières années du Royaume-Uni des Pays-Bas. S’ensuit une analyse de la manière dont cette élite a subi la tempête révolutionnaire de 1830 et s’est retrouvée en partie écartée du pouvoir, tant par une violente épuration que par l’élargissement du corps électoral qui lui a enlevé sa majorité absolue. Elle revient enfin sur le processus qui a amené à la formation d’un véritable mouvement contre-révolutionnaire, ainsi que sur ses premières attaques et tentatives de coups d’État contre le nouveau régime. La seconde partie, composée des chapitres 4 à 7, est sans conteste le cœur de l’ouvrage. Els Witte y dissèque littéralement le mouvement orangiste sous tous ses aspects organisationnels : les différents acteurs du mouvement et les liens qui les unissent, les centres et groupes orangistes de Belgique, les réseaux et associations qui se forment. Elle s’attarde ensuite plus longuement sur le rôle de l’orangisme dans la contre-révolution et sur son intense activité politique dans la sphère publique, avant de finalement envisager le microcosme culturel dans lequel les orangistes évoluent. La dernière partie, plus succincte, est quant à elle consacrée aux facteurs qui ont provoqué le lent déclin de l’orangisme à partir de 1839.

La littérature ne s’étant que très imparfaitement penchée sur le sujet de l’orangisme, c’est à dessein que l’auteur a accordé aux sources une place de choix dans son apparat critique. Outre les sources belges « traditionnelles » de la Sûreté de l’État, du gouvernement provisoire, des différents ministères et du cabinet du roi, des villes et provinces ainsi que les archives personnelles des principaux acteurs politiques de l’époque, Els Witte a en effet procédé à un dépouillement complet des sources hollandaises : Secrétairerie d’État et ministères, Maison royale et papiers personnels de nombreux orangistes en exil. Leur confrontation, inédite jusqu’à aujourd’hui, lui a permis de reconstituer presque au jour le jour les activités du mouvement orangiste et de l’envisager sous de nouvelles perspectives et dans toute son ampleur. Ce sont plusieurs centaines de noms qui parsèment le récit, et autant d’histoires, de parcours, qu’Els Witte s’est acharnée à nous restituer. S’il valide en partie la représentation historiographique du mouvement orangiste (loyauté de l’administration pour le roi, intérêt de la grande bourgeoisie pour le maintien d’un état unifié), l’ouvrage la corrige également sur bien des points. L’orangisme est ainsi loin d’être un mouvement marginal, et se développe partout en Flandre, Wallonie et à Bruxelles, même s’il est fondamentalement francophone. Il n’est en outre pas circonscrit aux cercles libéraux et aux grandes villes (bien qu’elles constituent le cœur du mouvement), et a développé son propre réseau de sociabilité.

S’il est évoqué par l’auteur, le facteur générationnel aurait en revanche mérité d’être plus approfondi, notamment au travers du rôle tenu par la jeunesse, sous-représentée au sein des élites administratives et politiques du Royaume uni des Pays-Bas et très majoritairement acquise à la cause révolutionnaire. De manière assez paradoxale, on regrettera également le peu d’intérêt accordé aux vainqueurs de la révolution de 1830, souvent dépeints – particulièrement dans le chapitre 2 – comme de vulgaires brigands et pilleurs. L’ouvrage aurait sans doute gagné à adopter une approche comparative plus systématique entre les milieux orangistes et révolutionnaires, particulièrement dans les chapitres 1 et 4, qui aurait donné une image plus claire du paysage politique belge dans cette période si cruciale de l’histoire de Belgique.

L’ouvrage d’Els Witte est néanmoins la nouvelle référence sur l’orangisme et sur l’histoire de la révolution belge. En plus d’en renouveler complètement l’historiographie, il offre de nombreuses et nouvelles perspectives de recherche, non seulement en ce qui concerne l’analyse du processus révolutionnaire de 1830 et des différents acteurs de celui-ci, mais aussi plus généralement dans l’étude des mouvements contre-révolutionnaires au XIXe siècle.

- Christophe Chevalier