Anne-Sophie Gijs, Le pouvoir de l’absent. Les avatars de l’anticommunisme au Congo (1920-1961). 2 vol., (Coll. Outre-Mers, 4), Bruxelles, Peter Lang, 2016.
Christoph Brüll, Université de Liège
Issu d’une thèse de doctorat défendue par l’auteure à l’UCL en 2014 et récompensée par le prix du Carcob 2015, l’ouvrage est volumineux tant par son étendue que par son contenu. Sur base d’une documentation impressionnante, l’auteure fournit une vaste fresque d’un demi-siècle d’histoire des relations belgo-congolaises, qui témoigne de sa volonté de reconstituer les événements avec minutie, tout en plaçant les évolutions dans la longue durée et en se livrant à un jeu d’échelles convaincant entre le niveau local et le niveau international.
Le titre de l’ouvrage pointant une absence est bien choisi. En effet, le communisme n’a jamais réussi à percer au Congo belge entre 1920 et 1958, et même au moment où la décolonisation se profile à l’horizon avant de se produire brusquement, jamais une menace communiste concrète n’a été présente au Congo. L’auteure le montre d’ailleurs très bien dans sa dernière partie où elle s’intéresse au prétendu « communisme » de Patrice Lumumba. Et pourtant, la perception d’une telle menace et la réaction qu’elle entraîne sur place, en Belgique et dans les capitales des principaux alliés de celle-ci est bien réelle et provoque des réponses (ou anticipations) politiques et économiques tout au long de la période étudiée. Anne-Sophie Gijs approche ces représentations à travers le concept de « peur » qu’elle explore dans son introduction. Force est cependant de constater que, par la suite, ce concept ne sert pas vraiment de fil conducteur analytique. En général, l’ouvrage pèche par son absence de dialogue avec la littérature scientifique existante qui – bien qu’elle soit soigneusement référencée dans la bibliographie – n’est pas souvent discutée dans le corps du travail. Il en résulte, pour la partie sur la guerre froide, une approche assez statique de l’anticommunisme où l’on s’étonne que les concepts d’« antisoviétisme » ou d’« antibolchevisme » soient absents. Les questions soulevées par le cadre de la guerre froide – qui est le cadre dominant, mais pas unique – le sont le plus souvent implicitement et rarement sur base des travaux les plus récents sur le conflit est-ouest. Ces éléments se retrouvent finalement – tardivement – dans la conclusion générale du travail qui, au-delà d’un résumé très consistant, mène justement à ce dialogue avec des travaux étrangers.
Le point fort incontestable de l’ouvrage est le travail sur les sources. On y trouve essentiellement les sources diplomatiques et du renseignement, les papiers personnels de certains acteurs et la presse. Leur présentation dans l’introduction est d’ailleurs un modèle du genre. L’auteure a collecté une quantité énorme de documents et réussit à ne jamais s’y perdre et à les maîtriser analytiquement. Son propos est servi par un style d’écriture très clair qui rend la lecture agréable. L’ouvrage est divisé en quatre (vol. 1) et trois (vol. 2) parties qui elles-mêmes sont sous-divisées en chapitres et (pas toujours) secteurs. Chaque partie bénéficie d’une introduction, généralement sous forme d’une remise en contexte. Nous déplorons toutefois l’absence de résumés ou de conclusions intermédiaires (à une exception près) qui auraient pu structurer les résultats par segment chronologique présenté.
La première partie, qui ne couvre qu’une cinquantaine de pages, embrasse les périodes 1920-1940 et 1940-1944. Elle profite d’un état de la recherche plus développé sur la situation sociale du Congo belge et présente surtout la lutte anticommuniste à laquelle se livre dès 1929 la Société d’études politiques, économiques et sociales (SEPES) au Congo. Gijs fournit une reconstitution dense des réseaux belgo-congolais autour de cet organisme, qui transpose sa lutte contre le PCB en métropole en un combat contre un communisme largement imaginaire dans la colonie. Outre cette analyse de réseau qui contient de nombreuses informations sur le rôle des milieux socio-économiques dans la question coloniale, l’auteure indique la portée de longue durée des moyens d’action de la SEPES qui inaugure ceux employés par d’autres réseaux après la Seconde Guerre mondiale.
À cet égard, la reconstitution du réseau « Crocodile » et du rôle joué par son sulfureux dirigeant André Moyen, dont l’action dans l’assassinat de Julien Lahaut a été mise en avant par une commission d’historiens, contribue très utilement à l’étude des réseaux anticommunistes semi-privés en Belgique. Ce chantier de recherche révèlera à l’avenir certainement encore d’autres informations sur la société belge et l’anticommunisme pendant les années 1950, notamment quand on l’ouvre à sa dimension trans- et internationale, comme le fait Gijs (cette dimension étant trop absente de l’enquête sur l’affaire Lahaut). Il n’est évidemment pas surprenant d’y voir (ré)apparaître des acteurs comme Herman Robiliart et l’Union Minière ; en revanche, la percolation d’informations fomentées par Moyen à destination des milieux diplomatiques internationaux, alors que tout le monde doute de leur solidité, est un fait frappant mis en évidence par l’auteure.
Le jeu entre la perception d’une menace communiste et les réactions des milieux officiels entre 1945 et 1958 est résumé de manière parlante en 1948 par l’ambassadeur britannique à Bruxelles, George Rendel, suite à une visite au Congo (p. 160). Il y souligne un paradoxe apparent : l’inintérêt des Congolais pour le communisme, mis en avant par les Belges, est concomitant à une position des mêmes Belges qui se sert justement du danger communiste pour ne pas donner plus d’autonomie à la population autochtone. La conviction du gouvernement que la situation économique particulièrement favorable de sa colonie ne peut être contestée est par ailleurs l’argument principal qui milite contre une association politique trop étroite des alliés à la gestion internationale du Congo. En revanche, l’argent étranger sous forme d’investissements était, lui, accepté bien volontiers …
Le contexte politique international devient évidemment beaucoup plus ouvert à la fin des années 1950. Gijs étudie soigneusement le rôle de l’ONU dans la région et met en lumière les contradictions internes à l’organisation mondiale, mais aussi le rôle très ambigu des États-Unis. Elle démontre par ailleurs que l’étude de la situation congolaise à travers la perception d’une menace communiste est un prisme très puissant pour analyser une stratégie politique belge qui vise à assurer son influence politique au-delà de l’indépendance du Congo. Que cette politique n’ait pas une influence très heureuse sur le jeune État est une évidence, mais ce diagnostic gagne incontestablement en profondeur à la lumière de la lecture de l’ouvrage de Gijs.
Le pouvoir de l’absent constitue donc une contribution très originale à la remise en contexte international du Congo belge mais présente surtout une approche stimulante et souvent même passionnante des relations entre la Belgique et sa colonie.