Manu van der Aa, Tatave ! Paul-Gustave Van Hecke. Kunstpaus – modekoning – salonsocialist. Tielt : Lannoo, 2017.
Margaux Van Uytvanck, Université Libre de Bruxelles
Quel est le point commun entre Constant Permeke, Karel van de Woestijne, René Magritte, Frits Van den Berghe, Louis Paul Boon, Oscar Jespers, E. L. T. Mesens, James Ensor, Gustave De Smet ou encore Marlène Dietrich ? Tous ont croisé la route de Paul-Gustave Van Hecke (1887-1967), le « pape de l’art », « roi de la mode » et « socialiste de salon » auquel Manu van der Aa consacre cette imposante monographie, la première à paraître sur cette incroyable figure de l’art et de la littérature belges depuis plus de 40 ans.
Si le personnage est hors norme, c’est bien une biographie « classique » que Manu van der Aa, historien de la littérature à l’Université d’Anvers, nous invite à lire. Ancré dans une perspective chronologico-thématique, il offre le récit d’une vie foisonnante qui vit Van Hecke se consacrer à la littérature, les arts, la mode ou encore le cinéma. Le nombre de projets qu’il a initiés ou auxquels il a collaboré (revues, maisons d’édition, galeries d’art, films, pièces de théâtre, conférences) est stupéfiant. Manu van der Aa réussit à donner un portrait exhaustif de son objet d’étude en croisant sa vie, ses activités et ses relations. A travers Van Hecke, c’est toute une époque que l’auteur décrit avec force détails et le sens de la formule.
Paul-Gustave Van Hecke (« Pégé » ou « Tatave » pour les intimes) débute sa carrière à l’adolescence en tant qu’écrivain et acteur de théâtre. Il baigne dans les milieux socialistes gantois et, à travers ses pièces de théâtre et la fondation de nombreuses revues littéraires, il milite pour une littérature d’avant-garde flamande. Il se lie d’amitié avec Gustave De Smet, Frits Van den Berghe et Constant Permeke, figures de proue de l’expressionnisme flamand et du « Deuxième groupe de Laethem-Saint-Martin », et devient actif dans le monde de l’art en tant que marchand, collectionneur et « agent » avant la lettre. Avec sa future épouse, Honorine Deschryver, il déménage à Bruxelles et fonde la maison de couture « Norine ». Ses sources d’inspiration s’appellent Paul Poiret et Jacques Doucet, grands couturiers parisiens connus pour leurs collections d’art. Littérature, art et mode : Paul-Gustave Van Hecke y consacra le reste de sa vie.
Cet ouvrage, enrichi de photos d’époque, lettres, revues, affiches et tableaux illustre la pléiade d’activités qui jalonne sa carrière. « Pégé » fut le premier, en 1927, à écrire un article entièrement dédié à l’art du jeune René Magritte qui dessinait les publicités pour la maison de couture « Norine ». Aussi, il réalisa un film et s’essaya brièvement à la décoration d’intérieur… Manu van der Aa nous guide à travers ses nombreux projets et arrive à cerner l’homme dans toutes ses contradictions. Ainsi, si Van Hecke fut actif dans les milieux flamingants pendant la Première Guerre mondiale, il n’hésita pas à faire de sa maison de couture « Norine » un commerce entièrement francophone. De même, il est intéressant de noter que Van Hecke fréquenta toute sa vie à la fois les milieux socialistes (il anima la rubrique culturelle de la revue Vooruit dès 1932) et les milieux mondains, que ce soit à Ostende durant l’entre-deux-guerres (une photo le montre avec le prince Charles, futur régent) ou à Knokke après la Deuxième Guerre mondiale. Il fréquenta le directeur du casino de la célèbre ville balnéaire qui accueillit des rétrospectives de peintres célèbres tels que Pablo Picasso, Henri Matisse ou encore Marc Chagall. Ces expositions furent organisées, de près ou de loin, par Van Hecke. Il aurait aussi soufflé au directeur le nom de René Magritte pour décorer la grande salle du casino. Au-delà de ces expositions temporaires, son influence sur le monde culturel reste prégnant : Van Hecke vendit quelques œuvres de sa collection personnelle aux Musées Royaux des Beaux-Arts de Belgique, dont L’Homme du large qui est aujourd’hui une œuvre phare du Musée Magritte de Bruxelles.
Cet ouvrage s’inscrit dans une lignée de travaux en histoire de l’art qui, depuis quelques années, s’intéressent aux figures de l’ombre du monde culturel, ces personnalités en périphérie des artistes et de leurs œuvres. En témoignent ainsi l’ouvrage dédié à l’avocat et mécène Edmond Picard par Paul Aron et Cécile Vanderpelen-Diagre1, ou encore l’intérêt porté à la vie et aux activités de cet autre kunstpaus flamand, Jan Hoet. Signalons également l’intérêt grandissant porté aux collectionneurs, comme en témoigne, à titre d’exemple, l’exposition Passions secrètes qui mit en avant le rôle joué par les collectionneurs flamands dans l’art contemporain.2
Par ce biais, l’auteur nous offre la possibilité d’approfondir une « éminence grise » du monde de l’art belge, personnage oublié sans qui le paysage culturel aurait été bien différent. Ce livre s’adresse tant à un public amateur de littérature flamande qu’aux historiens de l’art s’intéressant à l’éclosion de l’art moderne en Belgique au milieu du 20e siècle.
Referenties
- Aron, Paul et Vanderpelen-Diagre, Cécile, Edmond Picard. Un bourgeois socialiste belge à la fin du dix-neuvième siècle (Bruxelles : Musées Royaux des Beaux-Arts de Belgique, « Thèses et essais », 2013).
- Passions secrètes. Collections privées flamandes, Lille, Tripostal, 10 octobre 2014 – 4 janvier 2015.