Ruland, Hubert, Der Erste Weltkrieg und die Menschen im Vierländerland (Eupen: Grenz-Echo-Verlag, 2018) 648 p.
Christoph Brüll, C²DH, Université du Luxembourg
Cet ouvrage, volumineux par ses seules dimensions (33 x 23,5 cm ; 3,7 kg), est la somme de toute une vie de chercheur. Son auteur, Herbert Ruland, est sans aucun doute l’un des spécialistes locaux les plus connus de l’histoire de l’espace frontalier entre la Belgique, l’Allemagne et les Pays-Bas depuis 1815. En témoignent notamment les nombreuses conférences qu’il a données depuis presque quarante ans et qui sont à la base du texte de cette publication. Ruland y démontre à nouveau qu’il est le principal artisan d’une histoire par en-bas de l’espace frontalier, profondément influencée par le mouvement des Geschichtswerkstätten (« ateliers d’histoire »). Ce dernier est né en Allemagne au début des années 1980 et a largement contribué à établir l’Alltagsgeschichte (histoire de la vie quotidienne) dans le champ des études historiques.
Une autre caractéristique des travaux de Ruland, déjà contenue dans sa thèse de doctorat sur les mouvements ouvriers dans l’espace frontalier belgo-allemand entre 1871 et 1914, est la volonté de dépasser les frontières nationales, tout en montrant le rôle que ces frontières ont pu jouer pour la vie quotidienne des populations. Une question est devenue centrale dans ce parcours : comment passe-t-on d’une situation où la frontière entre États n’est pas une frontière sociale, à la fracture de 1914 ? Et dans ce cadre, quelles sont les conséquences de cette fracture sur les mentalités de la population ? La réponse sous forme d’un ouvrage consacré essentiellement à l’histoire de la Première Guerre mondiale constitue ainsi un aboutissement de décennies de recherche. Son titre fait référence au pays des quatre frontières, rappelant qu’avant 1914, il n’y avait pas seulement la Prusse, les Pays-Bas et la Belgique qui étaient voisins, mais qu’il fallait compter aussi, depuis le Congrès de Vienne de 1815 et le Traité des Limites d’Aix-la-Chapelle de 1816, sur le petit territoire de Moresnet-Neutre. Son évolution qui est intimement liée à l’une des premières multinationales de l’histoire, la Société Vieille Montagne a intéressé, ces dernières années, des auteurs comme David Van Reybrouck (« Zinc »).
La structure de l’ouvrage suit à la fois la chronologie générale de l’évolution de l’espace frontalier entre 1815 et 1918 (avec un long épilogue allant jusqu’en 1945) et les spécificités de la région (contrebande, construction de lignes de chemin de fer, sécurisation des frontières pendant la guerre etc.). Le récit, dont le style est oral plus que scientifique, vit par les sources qui sont mises en scène. Le grand format permet de rendre justice aux lettres, cartes postales, photos qui, avec les documents biographiques et autobiographiques, constituent la base documentaire que l’auteur a rassemblée durant de longues années. C’est d’ailleurs un point fort de sa démarche que de dialoguer avec les sources iconographiques et de ne pas les reléguer au statut de simple illustration.
Le résultat est un récit au plus près des femmes et des hommes dont le destin a été marqué d’une façon ou d’une autre par l’existence de frontières qu’ils n’avaient pas fixés et qui leur demandaient des capacités d’adaptation autant qu’elles pouvaient constituer des opportunités. La démarche permet souvent de plonger dans la tête des contemporains à travers leurs témoignages écrits et oraux. Le texte fourmille de détails peu ou pas connus du monde de la recherche.
Là où le bât blesse, c’est précisément dans l’absence de dialogue avec la recherche existante sur la région. Ruland préfère laisser parler les sources là où l’analyse et une remise en contexte plus nuancée auraient leur place. Il n’y a par exemple aucune réflexion consistante sur la marge de manœuvre de l’individu dans un contexte largement influencé par des décisions prises loin de la région concernée, ni sur la représentativité des témoins invoqués.
On peut aussi s’étonner qu’une publication consacrée à la Première Guerre mondiale ne s’intéresse pas vraiment à l’épineuse question du deuil pour des soldats morts sous l’uniforme allemand dans un territoire devenu belge (alors que des historiens comme Philippe Beck, Andreas Fickers, Max Neumann ont publié sur ces questions). On peut penser que cela aurait été plus utile que l’épilogue sur les années 1925-1945 dont la valeur est très diminuée par l’absence de prise en compte de la recherche récente. La volonté, en soi louable, de l’auteur de rassembler tous ses travaux dans un volume a ici primé sur la consistance de la publication. Et c’est d’autant plus dommage que Ruland a été un pionnier de l’oral history sur la Seconde Guerre mondiale dans la région, notamment dans les « Dix Communes » (les communes annexées par l’Allemagne entre 1940 et 1944 alors qu’elles étaient belges depuis 1830). Ruland y a exhumé de nombreux témoignages de résistants, de passeurs, de victimes des crimes nazis qui méritent d’être connus, mais qui sont noyés dans le propos général du présent ouvrage.
En conclusion, le lecteur qui veut toucher à l’histoire de l’espace frontalier belgo-néerlando-allemand à travers le matériau de l’historien – la source biographique dans toutes ses variations – est servi par la démarche de documentariste de l’auteur et une mise en page au service de celle-ci. L’ouvrage est un panorama qui reflète l’empathie de Ruland pour de nombreux protagonistes de son récit et qui offre une mine de petites découvertes. L’analyse et l’interprétation n’en sont pas les premiers objectifs.