Programme de recherches AMAPOL- Aspects du MArtyre POLitique (Europe méridionale 1800-1939): constructions, usages, représentation

Programme de recherches AMAPOL- Aspects du MArtyre POLitique (Europe méridionale 1800-1939): constructions, usages, représentations

Le programme AMAPOL, consacré au martyre politique dans le long XIXe siècle et dans la première moitié du XXe siècle, a vu ses activités démarrer en janvier 2023. Il est notamment coordonné par Pierre-Marie Delpu, de l’Université Libre de Bruxelles, et associe à la tutelle principale, la Casa de Velázquez, quatre autres institutions dont l’ULB fait partie. Bien que prioritairement centrées sur l’Europe méridionale -Espagne, France méridionale, Italie et Portugal-, les activités du programme s’élargissent à tout l’espace européen et sont notamment ouvertes à des pistes de comparaison avec l’espace belge.
Mardi 6 juin à 14h, le CIERL accueillera la deuxième séance du séminaire tournant d’AMAPOL, intitulée « Du religieux au politique: dévotions et culte des morts au XIXe siècle » (grande salle, avenue Franklin Roosevelt 17, Bruxelles). Elle pourra être suivie en hybride.

AMAPOL dispose d’un carnet hypothèses dédié et d’une liste de distribution à laquelle tout chercheur ou toute chercheuse intéressé(e) peut s’inscrire.

Présentation ci-dessous et à ce lien :
Le programme AMAPOL, accueilli à la Casa de Velázquez (Madrid) depuis janvier 2023, vise à créer un espace de débat entre spécialistes internationaux d’histoire politique, d’histoire des mémoires et des patrimoines, d’histoire des émotions et d’histoire de la mort autour d’un objet de travail commun, le martyre politique. Il prend acte du constat du nombre croissant de travaux consacrés à cet objet, en particulier dans les sociétés sud-européennes contemporaines, en lien avec trois tendances de fond : (1) le poids social maintenu du catholicisme, qui contraste avec des degrés divers d’avancée dans le processus de sécularisation ; (2) la structuration des cultures politiques post-révolutionnaires, qui recourent toutes au martyre politique comme instrument de pédagogie et de politisation ; (3) la transition funéraire, amorcée dans les derniers temps de l’époque moderne, dont les derniers développements – construction des cimetières contemporains, « démocratisation de la mort publique »[1], reconnaissance individuelle des noms des défunts – influent sur la manière dont les sociétés contemporaines créent et consacrent des acteurs politiques en tant que martyrs.

En somme, il s’agit de livrer une lecture à la fois comparée et connectée d’un processus structurant dans l’évolution des sociétés sud-européennes. En faisant dialoguer des historiographies jusque-là trop cloisonnées, d’une part, entre situations nationales, et, d’autre part, entre identités partisanes, l’objectif de ce projet de programme est donc de réinscrire le martyre politique dans la genèse et l’évolution des processus politiques et sociaux contemporains, pour réévaluer son rôle d’instrument de la construction du politique en général. Les travaux du groupe AMAPOL replacent donc les sociétés espagnole, française, italienne et portugaise du XIXe siècle et de la première moitié du XXe dans une évolution globale du politique, pour comprendre la manière dont le martyre politique détermine et structure des communautés d’appartenance variables (nationales, locales, régionales, sociales, idéologiques).

Objectifs, axes et orientations

L’histoire culturelle nous semble constituer une grille de lecture adaptée pour saisir la diversité des expériences du martyre, construites par des contemporains dans des situations conjoncturelles pour lesquelles elles revêtent une fonction instrumentale. En effet, l’historiographie majoritaire du martyre politique a tendance à le replacer dans l’histoire des imaginaires nationaux et des constructions nationales pour expliquer son rôle fédérateur pour des communautés politiques instables, qui se consolident aux XIXe et XXe siècles par les initiatives croisées des États et des sociétés civiles. Cette lecture est segmentée selon les contextes nationaux dans lesquels elle s’est construite. Au contraire, la mise en série des expériences du martyre fait apparaître à la fois des continuités historiques et des points de contact entre espaces nationaux – les conjonctures révolutionnaires, les guerres internationales donnent lieu à des circulations d’expériences et de pratiques –. Elle invite donc à nuancer cette lecture nationale au profit de schémas interprétatifs plus complexes, que la notion de communauté permet d’approcher. Sont ainsi apparus des « martyrs de la liberté », des « martyrs du socialisme », des « martyrs de l’Église », des « martyrs de l’anticléricalisme » parfois célébrés dans plusieurs espaces nationaux à la fois, ou dont la mémoire a été transmise à plus vaste échelle. Les stratégies de mise en mémoire d’acteurs considérés comme martyrs doivent aussi être déconstruites, par l’attention portée aux formes, aux objets, aux destinataires et aux publics des cultes (littérature, art et muséographie ). Apparaissent ainsi des communautés transnationales fédérées par des expériences du martyre, à un moment où les cultures politiques se construisent comme des réalités européennes voire mondiales.

La période considérée, du tournant des XVIIIe et XIXe siècles à la fin des années 1930, constitue un observatoire privilégié pour analyser le déploiement et les mutations du martyre politique. Elle est bornée par deux expériences de la conflictualité de masse que les mémoires collectives ont retenues comme génératrices de martyrs : les guerres révolutionnaires des années 1790 et 1800, dans lesquelles une partie des historiens a perçu les prémices de ce qui sera plus tard la « guerre totale »[2], de l’autre l’achèvement de la guerre civile espagnole et le déclenchement de la Deuxième Guerre mondiale. Durant cette période, le martyre constitue un puissant instrument de légitimation et de pédagogie politique, construit par imitation et par dérivation du martyre religieux qui en fournit la matrice. Les modèles, les images, les pratiques donnent à voir la manière dont le martyre se sécularise : elles révèlent un transfert de sacralité de l’espace religieux vers l’espace profane, qui coexiste avec la persistance du martyre religieux tout au long de la période considérée. Dès lors, le sujet s’inscrit dans un débat plus large entre le politique et le religieux, qui structure l’ensemble de la période consécutive aux révolutions de la fin du XVIIIe siècle.

Centrée sur l’Europe méridionale catholique, l’étude porte en priorité sur l’Espagne, la France méridionale, l’Italie et le Portugal, sans s’interdire des incursions ponctuelles vers d’autres espaces. Majoritairement historienne, elle recourt aux expertises complémentaires d’anthropologues, de spécialistes de littérature et de civilisation, de sciences politiques, et se nourrit de prolongements vers les périodes plus récentes, afin d’éclairer les usages maintenus du martyre politique à la fin du XXe siècle et au début du XXIe.

Quatre directions de travail sont poursuivies

  1. Un premier axe consiste à analyser les permanences à l’œuvre dans les cultes de martyrs politiques, en interrogeant plus précisément les répertoires mobilisés. Il s’agit d’abord de distinguer des temporalités : les cultes de martyrs interviennent-ils plus fréquemment au cours des épisodes révolutionnaires ? Existe-t-il au contraire des continuités avec les conjonctures dites « fluides », qui ne présentent pas de soubresauts politiques majeurs ? Les transitions de régime donnent-elles lieu à des célébrations spécifiques en l’honneur des martyrs ? Pour la France des premières décennies du XIXe siècle, cette pratique se maintient au sein des mouvements protestataires, pour lesquels elle constitue un instrument de politisation déterminant jusqu’au début des années 1840[3] . Dans l’Italie d’après l’unification, en revanche, c’est l’État qui donne une impulsion fondamentale au culte des martyrs de la patrie, devenus des instruments de nationalisation des masses. Dans un contexte où leur souvenir se retrouve à la fois exploité chez les vainqueurs et les vaincus de l’unification, l’État effectue la synthèse entre diverses constructions portées par des cultures politiques opposées.

  2. Nos travaux interrogent aussi, par la comparaison des contextes et des pratiques, les pratiques mises en jeu à l’intersection de la politique étatique et des politisations dites « ordinaires », qui se déploient à l’extérieur des canaux hiérarchiques et institutionnels les plus courants. Sans que cet inventaire soit exhaustif, on prête attention au déploiement des hommages publics, aux rituels, aux fêtes de souveraineté, aux messes politiques, aux pratiques de patrimonialisation qui associent les martyrs à des lieux de mémoire victimaires[4].

  3. L’un des axes fondamentaux du projet consiste à détacher le martyre politique des causes nationales auxquelles il est traditionnellement identifié. Cette définition s’appuie notamment sur les discours officiels, sur l’intégration croissante des figures héroïques dans la propagande scolaire, sur les constructions monumentales qui accompagnent la « nationalisation des masses » commune aux sociétés occidentales à partir du dernier tiers du XIXe siècle. La place donnée aux martyrs – compris en tant qu’acteurs qui se sacrifient pour la patrie, dans une acception héritée de l’héroïsme romantique – dans ces discours doit donc être déconstruite pour être replacée dans les dynamiques sociales dans lesquelles elle est insérée. D’autres identités territoriales concurrencent parfois en effet celle de l’État-nation : les cultes de martyrs politiques ont aussi déterminé des identités régionales et locales qui s’articulent parfois autour de la résistance aux États centralisés. Dans le cas du Pays Basque espagnol, des travaux récents ont montré la récurrence du discours martyriel, de la valorisation d’un sacrifice précoce au début du XIXe siècle aux victimes du terrorisme plus contemporain[5]. D’autres commémorations construisent des figures de martyrs à plus large échelle, autour d’un culte transnational. C’est le cas du pédagogue catalan Francisco Ferrer, exécuté à la suite de la « semaine tragique » de Barcelone en 1909, à qui sont consacrés des hommages dans les milieux libres-penseurs et socialistes espagnols, français et italiens, dans les semaines qui suivent sa mort[6]. Ces connexions procèdent parfois d’effets de discours, et articulent les constructions nationales avec des dynamiques internationalistes ou impériales, comme le montre le cas des combattants des chemises noires dans l’Italie fasciste.

  4. Enfin, un dernier axe du projet consiste à interroger la dimension mémorielle et patrimoniale des expériences productrices de martyrs politiques, en lien avec les mémoires collectives produites par les événements traumatiques contemporains (massacres, violence de guerre, attentats terroristes, criminalité organisée). Une attention particulière est portée à la matérialité du martyre, à travers le traitement des corps morts : édification en reliques, masques mortuaires, production et mise en circulation d’images réputées sacrées, pour ne retenir que quelques cas étudiés par des travaux récents. On s’intéresse pour cela à la construction de cimetières partisans ou communautaires, à la patrimonialisation de lieux emblématiques et notamment des ruines. Dans l’Italie des lendemains de l’Unité, la construction de cimetières monumentaux dédiés aux martyrs constitue un aspect essentiel de ces célébrations, qu’elles inscrivent dans l’espace urbain tout en affirmant leur double appartenance locale et nationale[7]. La mobilisation du souvenir des martyrs dans les noms de rues et de places est particulièrement interrogée, pour ce qu’elle permet de saisir des logiques mémorielles mises en jeu et des stratégies de pérennisation du souvenir des martyrs, ainsi ancrés dans l’espace quotidien des populations. Un intérêt particulier sera porté aux communautés martyres : si la dénomination de « village martyr » ou de « ville martyre » n’a pas, dans les sociétés à l’étude, la dimension officielle qu’elle peut notamment avoir dans la Belgique d’après la Seconde Guerre mondiale, elle est mobilisée à titre officieux pour désigner des communautés dont le martyre fait partie des traits identitaires.

Coordonné par Silvia Caviccholi, Pierre-Marie Delpu, Pierre Géal et Raquel Sánchez, ce projet fédère une équipe de 29 chercheurs de diverses nationalités (dont 8 Italiens, 7 Français, 10 Espagnols, 2 Portugais, 1 Belge). Ses activités s’étendent jusqu’en décembre 2025. Elles articulent un séminaire régulier, consacré à l’actualité de la recherche, avec des journées d’études thématiques et un colloque de clôture.

[1] Thomas Laqueur. The Work of the Dead. A Cultural History of Human Remains. Princeton: Princeton University Press, 2015.
[2] David A. Bell. The first total war. Napoleon’s Europe and the Birth of Warfare as we know it. Boston: Mariner Books, 2008.
[3] Emmanuel Fureix. La France des larmes. Deuils politiques à l’âge romantique (1814-1840). Seyssel: Champ Vallon, 2009.
[4] David El Kenz, François-Xavier Nérard (éd.) Commémorer les victimes en Europe, XVIe-XXIe siècles. Seyssel: Champ Vallon, 2011.
[5] Fernando Molina Aparicio, La tierra del martirio español. El País Vasco en el siglo del nacionalismo. Madrid: CEPC, 2005.
[6] Anne Morelli (éd.), Francisco Ferrer, cent ans après son exécution. Bruxelles: La Pensée et les hommes, 2012.
[7] Hannah Malone, Architecture, Death and Nationhood. Monumental Cementeries in Nineteenth Century Italy. Londres: Routledge, 2016.