Stutje, Jan Willem, Hendrik De Man, een man met een plan (Antwerpen : Polis, 2018), 530 p.
Jean Lefèvre, archiviste à l’Institut Émile Vandervelde (IEV)
Henri De Man, considéré pendant sa jeunesse comme un marxiste doctrinaire au sein du Parti ouvrier belge, rejoint la politique de participation gouvernementale prônée par le POB à la suite de l’éclatement de la Première Guerre mondiale. Il termine ensuite un doctorat en Allemagne en 1922 et se profile, dès 1926, comme un théoricien antimarxiste de l’éthique socialiste… Considérant qu’il doit mettre ses idées en pratique, tout en proposant une nouvelle forme de socialisme dégagé de ses bases marxistes, De Man fait évoluer sa pensée vers l’élaboration d’un « socialisme planiste », soit une réponse anticapitaliste à la crise économique par la mise en place de mesures structurelles devant résoudre le chômage. Offrant une alternative aux idées noires de l’époque, son Plan du travail, inspiré par le New Deal américain, suscite beaucoup d’espoirs. Fait inédit dans l’histoire politique belge, il bénéficie de la part du Parti ouvrier belge d’une importante promotion centrée sur sa personne. On ne parlait pas du Plan, mais du Plan De Man. La propagande, bénéficiant de tous les moyens de promotion connus à l’époque, décrivait Henri De Man comme un véritable messie. Promettant d’appliquer son plan, De Man devient ministre des Travaux publics en 1935. Il promeut ensuite au sein du POB ses théories devant instaurer un « socialisme national » censé faire du Parti un grand organe défendant l’intérêt général et non plus la lutte des classes. De Man entend regrouper d’autres classes que le monde ouvrier. Critiqué par après au sein de son parti, Henri De Man voit également son ambition de devenir Premier ministre s’envoler en éclats. Amer, il commence à critiquer ouvertement le régime parlementaire belge avant de s’entourer de proches du roi Léopold III, dont il deviendra un important conseiller lors de l’invasion allemande. L’occupation lui procure l’espoir de pouvoir mettre en place un régime (monarchique) autoritaire. Alors qu’il est encore officiellement président de son parti, De Man annonce dans un manifeste la dissolution du POB le 28 juin 1940. Il demande aux ouvriers d’accepter une politique de non résistance aux Allemands en formant un parti unique « dans le cadre d’une rénovation nationale1 », épousant un « national-socialisme belge », tandis qu’il demande aux derniers représentants syndicaux de se regrouper en une organisation corporatiste et unitaire (l’Union des travailleurs manuels et intellectuels). Ses ambitions prennent rapidement fin à la suite de la décision d’Hitler (le 20 juillet 1940) de n’octroyer aucun pouvoir à Léopold III. Sa voix est encore étouffée par l’influence croissante de mouvements concurrents comme le Vlaams Nationaal Verbond (VNV) ou le rexisme, et par la résistance grandissante de sa base (anciennement) socialiste… Isolé et sans influence, il abandonne ensuite ses derniers partisans pour s’établir dans les Alpes françaises, puis s’exile en Suisse en août 1944, où il meurt en 1953 dans un accident de voiture avec un train…
Le livre, largement documenté, retrace la vie d’Henri De Man au vitriol. Un homme qui était décrit depuis sa mort tantôt comme un intellectuel avant-gardiste dépassé par les événements (Paul-Henri Spaak le décrira comme un « génie » dans ses mémoires), tantôt décrié comme un traître à la cause ouvrière pour s’être tourné vers la collaboration. Nombre d’historiens ont livré un aperçu dichotomique de la carrière d’Henri De Man en différenciant le théoricien et l’homme politique qu’il devint peu avant la guerre. L’auteur estime qu’Henri De Man, en réécrivant ses mémoires à trois reprises après la guerre, a renforcé considérablement cette vision tendant à minimiser son rôle collaborationniste. Jan Willem Stutje, considérant cette vie à double facette comme une ineptie, livre ici une vision plus cohérente et homogène du personnage en s’abstenant de faire cette différence. La remise en perspective de l’histoire de De Man tout au long de sa vie, fait la force du livre. Cherchant à trouver une explication dans l’autoritarisme de De Man, Stutje raconte qu’Henri De Man, marxiste convaincu dans ses jeunes années, perdit espoir dans la force créative et mobilisatrice de la classe ouvrière à la suite de son expérience militaire sur le front. Considérant que les prolétaires n’étaient pas en mesure de s’émanciper, il estimait qu’il revenait à l’élite intellectuelle de diriger les « masses » (il dira dans un de ses ouvrages : « les masses ne réagiront jamais d’une façon immédiate que sur les doctrines qui leur fournissent des mots d’ordre pour leurs luttes du moment. Elles ne puisent pas leur philosophie dans les livres (…) »2). Toujours est-il que son positionnement, dit socialiste, à l’encontre du marxisme et de la lutte des classes, le rendit plus fréquentable aux yeux des chrétiens et du monde économique. Personnage ambigu voulant défendre le peuple tout en le méprisant, De Man, selon Stutje, ne peut pas être qualifié de véritable fasciste, mais que ses idées flirtant avec des solutions autoritaires ont permis de donner plus de poids aux thèses d’extrême-droite avant la guerre. Confirmant l’autoritarisme de De Man, Stutje rappelle qu’il espérait devenir Premier ministre dans le sillage anti-démocratique de Léopold III (même après la guerre, alors qu’il espérait le retour du roi sur le trône). Si son Plan, un projet keynésien donnant plus d’emprise économique à la classe politique, peut être considéré comme une restructuration de type sociale-démocrate, l’auteur démontre qu’il demeure avant tout un projet consistant à former un état autoritaire couplé à un régime capitaliste libéré de toute contrainte. L’auteur parvient à démontrer que ce que nombre d’auteurs considéraient comme des erreurs ou des contradictions de sa part, n’étaient parfois que des actes de traîtrise ou d’opportunisme (il dépeint par exemple comment De Man se moquait ouvertement du « vieux » Vandervelde, alors que ce dernier l’avait soutenu dans ses jeunes années). Stutje décrit la soif de pouvoir d’Henri De Man comme l’élément catalyseur de sa carrière.
La vie d’Henri De Man n’avait plus fait l’objet d’une étude de fond depuis l’étude de Mieke Claeys-Van Haegendoren en 1972. Le livre entend compléter cette lacune grâce à des recherches fouillées au sein de fonds d’archives récemment ouverts (en Belgique mais aussi aux États-Unis, en Suisse, en Allemagne, en France…) : les archives du secrétariat du roi, les archives du cabinet du Premier ministre aux AGR, les archives judiciaires ainsi que les dossiers le concernant à la Sûreté de l’État. Saluons ici une nouvelle et riche biographie écrite par un auteur néerlandais ayant parfaitement assimilé les spécificités de l’histoire de la Belgique ainsi que les complexes théories économiques d’Henri De Man (parfois en langue allemande, De Man, ayant été professeur en Allemagne). L’auteur n’est pas un novice. On lui doit d’importantes contributions sur l’anarchiste Ferdinand Domela Nieuwenhuis, le communiste néerlandais Paul De Groot ou le trotskyste Ernest Mandel. La biographie apporte encore de nombreux éléments décrivant la vie privée de De Man, ses mariages ratés et ses épisodes de profonde dépression. Malgré son apparence de grand intellectuel, De Man semblait par exemple très attentif à son apparence extérieure, au regard des femmes notamment, il délaissait sa propre famille et n’hésitait pas à trahir ses amis et son entourage quand le besoin s’en faisait sentir. L’apport du livre, malgré des recherches très fouillées, est de rappeler qu’une partie de sa biographie se fonde encore sur des hypothèses. Celles-ci sont enrichissantes pour l’historien confronté à de nouvelles pistes de réflexion sur Henri De Man et sur la société à cette époque.