Les Archives & Musée de la Littérature (AML)
Marc Quaghebeur, AML (Bruxelles)
L’idée de la création en Belgique d’un Musée de la Littérature remonte à l’époque de la reconnaissance européenne, puis mondiale, d’une littérature francophone belge dont l’originalité foncière s’incarnait notamment dans les œuvres d’Émile Verhaeren et de Maurice Maeterlinck. Elle se concrétise de façon expérimentale lors de l’exposition universelle de Bruxelles de 1910, sous la forme d’un Salon des Lettres.
Le projet revient à l’ordre du jour après l’armistice de 1918. L’Académie de Langue et de Littérature françaises se voit en effet confier la tâche de la mettre sur pied. Elle se contente d’acquérir divers documents littéraires dont rend compte son Bulletin. C’est que l’entre-deux-guerres se montre rétif aux tentatives d’autonomisation des littératures francophones par rapport à la France nimbée de l’aura de la victoire.
L’approche de l’exposition universelle de Bruxelles en 1958 et la confection par Gustave Charlier (ULB) et Joseph Hanse (UCL) de la monumentale Histoire illustrée des lettres françaises de Belgique modifient la donne.
Joseph Hanse n’a-t-il pas constaté que les fonds d’archives littéraires de la Bibliothèque royale (Verhaeren, Elskamp, Eekhoud, Baillon, etc.) sont insuffisamment accessibles ? Il propose au maître d’œuvre de ses nouveaux bâtiments d’y créer un Musée de la littérature belge. Une institution anversoise remplissant cette fonction pour la Flandre depuis 1933, la Royale n’abritera qu’une section francophone qui prendra, faute de section flamande, la forme juridique d’une asbl en 1958.
Les difficultés rencontrées par le Musée de la Parole, voué aux archives sonores, amènent l’institution, qui prend en 1968 le nom d’Archives & Musée de la Littérature, à s’ouvrir à un autre support archivistique. L’abondance des biens accueillis, acquis ou reçus, contraignent les AML à renoncer à un espace permanent d’exposition consacré aux lettres belges. En revanche, en 1975, l’œuvre monumentale conçue par Paul Delvaux pour l’exposition universelle de Bruxelles, Carte littéraire de la Belgique, est installée, en présence du peintre, dans la salle de lecture des AML.1
Ces précisions historiques permettent de laisser se dessiner le profil d’une institution quelque peu atypique si on la compare à ses consœurs flamande, hongroise ou polonaise –centrées sur une lecture nationaliste. Pour leur part, les AML ne s’attachent à la collecte et à la valorisation d’archives littéraires et théâtrales qu’à partir du 19e siècle – moment où prend corps la première littérature francophone stricto sensu. Le 15e siècle ou la Renaissance – la Bibliothèque de Bourgogne sera prochainement mise en valeur dans la Chapelle de Nassau – comme les manuscrits médiévaux ou les incunables, relèvent de la Bibliothèque royale et de ses spécialistes.
L’absence de salle d’exposition permanente conduisit les AML à réaliser de grandes expositions hors les murs. Ainsi, au Musée d’Orsay et au Musée Charlier (1997) pour Verhaeren et ses peintres ; au Musée des Beaux-Arts de Tournai (2018-2019) pour L’Œuvre au miroir des mots ; ou encore à la Bibliothèque Wittockiana (2017) pour Dire et (contre)faire : Jean de Boschère, imagier rebelle des années vingt. À ces expositions mêlant manuscrits précieux et œuvres d’art ont toujours répondu des expositions plus « ouvertes », dépourvues d’œuvres précieuses mais jouant d’excellentes reproductions. L’évolution des techniques a ainsi permis de présenter au Palais des Beaux-Arts de Bruxelles, autour de la salle Henry Le Bœuf, un déploiement d’agrandissements de manuscrits : Je vous regarde : Tracés des lettres belges (2018/2019).
Cette manifestation conçue, ainsi que d’autres, pour le soixantième anniversaire des AML mettait l’accent sur la base même de leur travail : les manuscrits inlassablement repris et raturés par les écrivains, dont l’évolution informatique transformera peu à peu le destin. Elle répondait au programme de cette année jubilaire : « Sortir l’archive de l’archive ».
C’est à partir de ces matériaux uniques que s’élabore le travail scientifique spécifique des AML. On a ainsi vu paraître des monographies capitales, telles celle de Dominique Rolin ou de Charles Van Lerberghe ; des éditions génétiques du Théâtre de Jean Louvet ou de Paul Willems ; l’édition critique de la poésie d’Émile Verhaeren ; la Correspondance de Michel de Ghelderode (10 tomes) ; les Carnets de Maurice Maeterlinck ; ou La Guerre de nos écrivains. Une chronique littéraire de 14-18 qui assemble des inédits sur l’occupation ou les tranchées.
Les AML viennent de donner à connaître par ailleurs l’Œuvre complète du premier écrivain congolais de langue française, Stefano Kaoze, qui publia un premier texte en 1910. Les AML conservent en effet non seulement des archives de l’époque coloniale, mises en valeur par le volume Traces de la vie coloniale au Congo et au Ruanda-Urundi (1922-1962), mais développent des partenariats avec les universités de Lubumbashi ou de Kinshasa – une « anthologie des textes fondateurs » étant ainsi en préparation.
La valorisation de ce patrimoine passe par le développement des recherches universitaires sur ce corpus longtemps demeuré à l’ombre de son homologue français. Des colloques internationaux ont ainsi été organisés à Cerisy-la-Salle. Ils étaient consacrés à des écrivains (Maurice Maeterlinck ou Henry Bauchau) mais aussi à des thématiques transversales (Les écrivains francophones interprètes de l’Histoire). Celles-ci se sont prolongées en 2018 dans le colloque Résilience et Modernité dans les littératures francophones tenu dans l’enceinte du Parlement de la Fédération Wallonie-Bruxelles, qui avait accueilli, en 2012, le colloque Francophonies d’Europe, du Maghreb et du Machrek. Comme pour les expositions, les lieux varient : Paris pour Analyse et Enseignement des littératures francophones ; Strasbourg pour L’Europe et les Francophonies ; Bucarest pour Belgique – Roumanie – Suisse ; Bruxelles pour Les Villes du symbolisme ou France-Belgique : 1848-1914.
Autre particularité des AML, l’attention à la vie théâtrale en Belgique francophone. Archives d’écrivains (Crommelynck, Kalisky, Fabien etc.) mais aussi de metteurs en scène ou de compagnies théâtrales (Parc, Rideau de Bruxelles, Esprit Frappeur, Ensemble Théâtral Mobile, Alliance, Parvis, National, etc.) ne se trouvent pas dans une institution séparée telle l’Arsenal à Paris. D’innombrables photographies, dont les milliers de négatifs des répétitions des Ballets de Maurice Béjart, complètent une documentation qui se nourrit, depuis trois décennies, de captations vidéo de certains spectacles.
Une ouverture aux écrits autobiographiques non « littéraires », dans la ligne des travaux de Philippe Lejeune, s’est opérée en outre il y a une dizaine d’années.
Malgré les progrès et les transformations de la recherche dues à l’informatique, le nombre de chercheurs qui viennent travailler aux AML est constant : un bon millier par an. Il est le fruit du rayonnement que l’institution a donné aux lettres belges, particulièrement à l’étranger. La création de Centres d’études spécifiques des lettres belges à Bologne, Coimbra, Édimbourg, Poznań etc. est allé de pair avec des cotutelles de doctorat, des coorganisations de colloques, ou des publications chez des tiers. Parmi les plus récentes, citons une histoire en polonais des lettres belges francophones, Belgiem Być chez Universitas à Cracovie, ou la publication en 2019 à Coimbra d’un volume Maeterlinck dans la revue Confluencias.
À moins d’un kilomètre de la Grand-Place de Bruxelles, sur le Mont des Arts, à côté des Palais de Charles de Lorraine et de Charles Quint, au sein du gigantesque complexe de la Bibliothèque royale, se niche, tel un secret à découvrir, un noyau de conservation et de recherche autour d’une littérature francophone. Véritable caverne d’Ali Baba, composée de manuscrits, correspondances, livres, revues, coupures de presse, tableaux ou sculptures, photos et vidéos, affiches, les AML permettent de découvrir deux siècles de création et d’échanges dans le grand jeu des littératures européennes et francophones. La valorisation de cette littérature dans ses singularités historiques et esthétiques, mais en dehors de tout chauvinisme, contribue à la prise en compte des particularités du système littéraire franco-francophone.
Ces objectifs et ces actions ont marqué la quarantaine d’années que j’ai passées à la tête de cette maison. Je l’ai fait au travers d’une transmission – réinvention et continuité – venue de Joseph Hanse et de Georges-Henri Dumont, mais aussi de Paul Willems, Xavier Mabille et Jean Louvet. D’une conviction aussi : l’arrière-pays qu’est la littérature interdit de la réduire aux seules banques de données, anciennes et modernes ; encore moins à son instrumentalisation mercantile ou communautariste.