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Van Ginderachter, Maarten, The Everyday Nationalism of Workers: A Social History of Modern Belgium (Stanford: Stanford University Press, 2019), 265 p.

Vaida Nikšaitė (ULB)

En 1976, Eugen Weber publie Peasants into Frenchmen. L’ouvrage aujourd’hui canonique montre que la France unie et indivisible n’a pas émergé soudainement au lendemain de la Révolution française. Ce ne fut qu’à la fin du XIXe siècle que les paysans, ces « sauvages » avec leurs croyances folles, s’exprimant en multitudes de patois et ne connaissant pas la langue nationale, ont été transformés en citoyens français, moyennant plusieurs agents de changement tels que les routes et les chemins de fer, le système scolaire et judiciaire, l’armée et l’Église.

Par sa vocation, le nouveau livre de Maarten Van Ginderachter, The Everyday Nationalism of Workers a un lien de parenté avec l’entreprise weberienne. En effet, le titre alternatif de cet ouvrage aurait pu être Workers into Belgians ou, pour ne pas sursimplifier le cas d’étude en question, Workers into Belgians, Flemings, and Walloons (suivi, éventuellement, d’un point d’interrogation pour renforcer la nuance). Les deux livres s’intéressent, à peu près, à la même époque : la fin de siècle, que Maarten Van Ginderachter situe entre 1880 et 1914 dans le cas belge. Tout comme Eugen Weber, Maarten Van Ginderachter a pour objectif d’explorer l’expérience quotidienne de la nation telle qu’elle était vécue par les gens ordinaires. Il existe, bien évidemment, des différences importantes entre les deux ouvrages, leur taille n’étant pas la moindre. Le gigantisme de l’opus d’Eugen Weber contraste avec les proportions modestes de son successeur comptant moins de 200 pages, en excluant les notes, la bibliographie et l’index. Cela ne diminue aucunement sa valeur. Au contraire, The Everyday Nationalism of Workers, un livre mûri pendant douze ans, réussit sa mission sur tous les plans tout en faisant valoir les mérites de la « science lente ».

Sur le plan théorique, The Everyday Nationalism of Workers combine l’approche des études du nationalisme et de l’histoire sociale. L’analyse de l’auteur s’appuie notamment sur le concept de l’indifférence nationale ainsi que celui de l’Eigen-Sinn, introduit par Alf Lüdtke et dénotant un comportement obstiné des travailleurs à l’égard des normes imposées par les autorités. La richesse de l’étude de Maarten Van Ginderachter se révèle également sur le plan heuristique grâce à l’utilisation de diverses sources inédites, produites par les ouvriers eux-mêmes. Parmi elles, se distinguent avant tout les annonces de « denier de la propagande » du journal socialiste Vooruit édité à Gand. Afin d’inciter les membres à faire des dons, le Parti ouvrier belge (POB) invitait les donateurs à formuler des brèves déclarations, publiées dans une section spéciale du journal. Ces communications, comparées par l’auteur de manière convaincante aux messages de Twitter, représente une source extraordinaire pour l’étude de la sensibilité prolétarienne de l’époque.

Élaboré selon une approche davantage thématique que chronologique, l’ouvrage s’articule autour de deux parties. Celles-ci sont précédées par un chapitre introductif qui offre un aperçu de l’histoire de la Belgique et de son projet national au cours du long XIXe siècle. L’auteur y met l’accent sur la pilarisation de la société belge et introduit les principaux acteurs du livre : l’État, les ouvriers et le POB qui, à partir de 1885, anime le pilier socialiste. La première partie de l’ouvrage examine les forces institutionnelles « nationalisantes » en Belgique. Cinq chapitres distincts sont consacrés au vote, à la fête, au service militaire, à la famille royale (et son projet colonisateur) ainsi qu’à l’école. Notons seulement que contrairement à l’expérience de pays tels que la France ou l’Allemagne, en Belgique, l’école et l’armée ne sont pas devenues les fabriques de la Nation. En revanche, la figure du Roi a préservé son image d’autorité suprême et universelle tandis que la monarchie s’est imposée progressivement comme un « élément naturel de la vie publique ». La deuxième partie du livre nous mène au cœur de l’analyse. Elle est entièrement consacrée à l’approche par en bas : la perspective des gens ordinaires et non pas celle des élites. En premier lieu, Maarten Van Ginderachter étudie le rapport des ouvriers et de leurs représentants politiques avec les symboles nationaux : le drapeau et l’hymne belges. Ensuite, l’auteur se focalise sur les « tweets prolétariens ». Les données quantitatives provenant d’une base de données de plus de 27 000 « tweets » révèlent que les catégories de Nation, d’ethnicité et de langue – examinées de près dans le dernier chapitre – occupent une place marginale dans les préoccupations de leurs producteurs.

The Everyday Nationalism of Workers montre qu’au tournant des siècles, les divisions ethniques et linguistiques étaient bien présentes au sein de la société belge et pouvaient s’accentuer dans certaines circonstances, mais elles demeuraient moins marquantes que les clivages idéologiques, correspondants aux trois piliers (catholique, libéral et socialiste). De surcroît, l’analyse de l’auteur met la lumière sur l’agentivité des ouvriers et expose les limites de la construction de la Nation par le haut. Les conclusions constituent donc un autre point de divergence entre l’ouvrage de Maarten Van Ginderachter et celui d’Eugen Weber.

Le récit du livre ne s’arrête pas là. Il est parachevé par un épilogue qui replace les conclusions de l’ouvrage dans un contexte européen plus large avec une comparaison des cas belge et autrichien en matière de tensions ethnolinguistiques. Cette dernière partie du livre laisse également entrevoir l’impact bouleversant de la Grande Guerre sur la société belge et le projet national : là où les institutions belges ont échoué pendant des décennies, les Allemands ont rencontré un succès considérable.

The Everyday Nationalism of Workers réussit à réfuter une série d’affirmations hâtives, récits téléologiques et préjugés théoriques. Le livre offre à la fois une analyse innovante et une synthèse historique remarquable. La parole économe mais précise et captivante de l’auteur séduira un public large. Le livre intéressera autant les spécialistes que les novices du terrain belge.

- Vaida Nikšaitė