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Frank Oliver Sobich et Sebastian Bischoff, Feinde werden. Zur nationalen Konstruktion existenzieller Gegnerschaft: Drei Fallstudien, Berlin, Metropol-Verlag, 2015, 361 p.

Geneviève Warland, UCL

Comment se construit l’image négative de l’Autre, plus particulièrement comme ennemi de sa nation? C’est un tel processus dynamique que Frank Oliver Sobich et Sebastian Bischoff étudient à travers la perception dans l’Allemagne wilhelminienne (entre 1897 et 1915/16) de trois événements politiques et militaires: la révolte des Boxers en Chine ; le soulèvement des Hereros et des Namas en Afrique de l’Ouest ; la résistance des Belges à l’invasion allemande en août 1914.

Le premier cas envisage le soulèvement entre 1899 et 1901 d’une partie de la classe populaire chinoise, soutenue par l’impératrice douairière Cixi, contre la présence des étrangers (missionnaires, diplomates, industriels). Les massacres touchèrent finalement bien plus de Chinois convertis au christianisme (environ 30.000) que des étrangers (environ 231). Le second cas fait référence à la révolte des Hereros et des Namas contre l’Empire allemand comme puissance coloniale entre 1904 et 1907. Ces éleveurs et bergers s’opposèrent aux mauvaises conditions de travail chez les fermiers allemands qui, de surcroit, les contraignaient à modifier complètement leurs traditions. Le but de cette révolte était de bouter les Allemands hors d’Afrique ; la répression par l’armée fut très violente : la victoire des Allemands à la bataille de Waterberg fut suivie par des persécutions et la volonté d’extermination de ce peuple. Le dernier cas porte sur le mythe des francs-tireurs, créé lors de l’invasion allemande en Belgique en août 1914 dans le contexte inattendu de la résistance de la Belgique. La répression allemande à l’encontre des populations civiles, supposées tirer sur les soldats du Reich, fut particulièrement meurtrière : plusieurs milliers de personnes dont des femmes et des enfants furent ainsi exécutés dans les premiers mois de la guerre. C’est ce qu’on a appelé les « atrocités allemandes ».

Ces trois cas mobilisèrent des préjugés qui, de positifs ou neutres, devinrent négatifs. Ils présentent tous la transformation de l’Autre en un être sauvage (Savagisierung). Un tel processus participe d’une construction sociale de l’image négative de l’Autre qui sert en même temps à la construction de (l’image positive de) sa propre identité en opposition à cet Autre. Si ces cas diffèrent fortement les uns des autres, ils ont ceci en commun qu’ils ont vu se déployer une violence excessive de la part des militaires allemands contre les populations concernées. En outre, analyser et comparer plusieurs cas d’étude datant de la même époque permet de renforcer la valeur explicative d’un modèle visant à déconstruire de telles images.

En effet, les auteurs mettent en application un modèle construit à la fois empiriquement et théoriquement dans les sciences sociales. Ce modèle analyse la construction de l’image de l’ennemi en 7 étapes : délimitation d’un groupe en lui attribuant des caractères propres ; essentialisation de ces caractères ; homogénéisation ; établissement de ce groupe comme antagoniste et présentant une menace pour sa propre nation ; usage sur le plan discursif d’arguments ambivalents pour stigmatiser ce groupe ; « démonisation » du groupe en lui prêtant des intentions mauvaises et en exagérant ses actes ; déshumanisation de ce groupe en en faisant une bande de sauvages.

Les sources utilisées sont la presse allemande de l’époque, à partir d’une sélection de journaux à grand tirage de tendance libérale, conservatrice, catholique ou social-démocrate : Allgemeine Zeitung, National-Zeitung, Norddeutsche Zeitung, Vossische Zeitung, Vorwärts, pour citer les principaux. L’analyse menée est donc de type discursif et tend à montrer chronologiquement comment les images, et donc la perception dans l’espace public (dont les opinions sont à la fois reflétées et créées par la presse), de la Chine et des Boxers, de l’Afrique de l’Ouest et de ses populations indigènes, de la Belgique et de sa population civile sont façonnées.

C’est sur la « question belge » dans ce livre que porte essentiellement ce compte-rendu. L’auteur présente la littérature secondaire y afférente de manière exhaustive en mentionnant essentiellement les monographies rédigées en allemand, anglais, français et néerlandais sur la neutralité belge, le travail forcé et les déportations, les atrocités allemandes, les demandes de réparations dans le cas du travail forcé et les procès, les violences antiallemandes à Anvers ainsi que la question flamande. Cet état de l’art, présenté dans l’introduction sert d’arrière-plan à l’analyse de la presse réalisée dans le chapitre ad hoc. Comme les deux autres chapitres consacrés respectivement aux Boxers et aux Hereros et aux Namas, ce chapitre débute par une contextualisation présentant l’image de la Belgique avant la Première Guerre Mondiale. Celle-ci dépendait fortement de la mouvance idéologique à laquelle on appartenait : si les libéraux voyaient dans l’État constitutionnel belge un modèle d’équilibre entre les pouvoirs, les Protestants n’avaient que peu d’affinité pour un pays de culture catholique et les sociaux-démocrates critiquaient le système d’exploitation capitaliste pour ses salaires parmi les plus bas d’Europe et ses horaires parmi les plus longs. Cela dit, la Belgique faisait partie, grâce à sa colonie notamment, de ces grandes puissances que l’on respectait

L’analyse de la presse allemande au cours des premiers mois de la guerre traduit le changement de perception de la population belge par les Allemands : de « peuple civilisé » (Kulturvolk), elle devient, suite aux incidents provoqués par les soi-disant francs-tireurs, un agrégat d’« animaux à forme humaine » (Bestien in Menschengestalt). La production de ce mythe, lié à l’attribution de traits cruels aux Belges tirant sauvagement sur les Allemands, sert à justifier en retour la répression particulièrement dure par ces derniers: massacres de civils, destructions de villes et villages, incendie de la bibliothèque de Louvain, … Une telle justification participe de la construction d’une image positive de soi, laquelle cherchait également à contester les affirmations des forces de l’Entente selon lesquelles les Allemands faisaient la guerre contre la population civile.

Si Sebastian Bischoff rappelle ce que la reconnaissance historiographique de la légende des francs-tireurs doit au livre de John Horne et Alan Kramer sur les atrocités allemandes1, il signale aussi que ce n’est qu’en 2001, soit 55 ans après l’établissement de la « factualité » de cette légende par une commission d’historiens belges et allemands, que l’État allemand s’est officiellement excusé à Dinant pour les crimes commis contre les civils. Un tel écart chronologique révèle le hiatus qui peut exister entre, d’un côté, la recherche scientifique et, de l’autre, l’acte politique de contrition.

Par cette analyse des mécanismes de formation de l’image de l’Autre à l’ère des nationalismes, ce livre se veut une contribution à un débat sur les causes de l’escalade de la violence au début du 20e siècle, laquelle repose notamment sur une déshumanisation de l’ennemi. Le pari est gagné pour cette étude sur la perception par l’espace public allemand de l’Autre africain, belge ou chinois : se construit une image nationale de l’Autre comme ennemi au contenu idéologique raciste (reposant sur une hiérarchisation des peuples et des cultures), lequel est certes plus patent dans les cas africain et chinois.

En conclusion, ce livre est fort intéressant à lire, moins dans le cas qui nous occupe principalement par ce que l’on apprend sur la perception de la Belgique au moment de l’invasion allemande (il n’apporte pas de révélation particulière), que par la méthode visant à décortiquer la presse selon le modèle décrit ci-dessus et qui révèle sa validité. C’est bien ce processus de déconstruction d’une image pour en dévoiler les mécanismes de construction qui présente l’intérêt majeur de la lecture de cet ouvrage. À s’en inspirer donc pour d’autres études sur les images et les perceptions de l’Autre et de Soi.

- Geneviève Warland

Références

  1. John Horne et Alan Kramer, German Atrocities, 1914: A History of Denial, Yale University Press, 2001.